LIMINAIRE
Le lien de la psychanalyse à l’œuvre d’art est d’origine. Cette affinité a été une aiguillon du désir de collègues membres de l’ACF en Normandie pour proposer deux événements importants dans notre région, organisés par la Délégation. D’une part, l’organisation d’« Une journée chez Flaubert, qu’enseigne l’écrivain ? Interpréter l’acte d’écriture » à Rouen et, d’autre part, au Havre, un colloque avec pour thème « Du patient vers l’artiste ». Ce dernier est l’effet d’une rencontre entre patients, artistes et soignants à partir de la mise en place d’un atelier de musique expérimentale, « Vos pieds ont-ils grandi avec vous ? », dans le cadre d’une structure d’accueil pour adultes. « La fuite du son1 » de Serge Cottet a été une source précieuse pour soutenir ce projet. Deux colloques donc, qui se répondent, résonnent entre eux.
Ce numéro rassemble les travaux de ces deux moments marquants, textes de praticiens orientés par la psychanalyse d’orientation lacanienne, d’artistes mais aussi d’universitaires, de membres de l’Ecole de la Cause freudienne et de membre de l’ACF en Normandie.
En guise d’introduction, je vous propose de lire le texte de Serge Dziomba qui nous invite à cerner quelques axes pour penser l’acte d’écriture chez Flaubert : « Flaubert a un rapport décidé avec la dimension du réel », « Le résultat – au-delà de l’esthétique – en est qu’en le lisant, le lecteur fait aussi l’épreuve de la chose que l’auteur cherche à capturer – s’il la rate néanmoins il la serre ».
Lydie Lemercier-Gemptel souligne avec finesse quelques points prélevés le long de cette « Journée chez Flaubert » qui rendent compte de la force et de la qualité des échanges entre les différents intervenants notamment sur la place du réel dans l’écriture Flaubertienne.
Ajoutons simplement quelques mots ;
Joëlle Robert nous livre ici des éléments précieux de la biographie de Flaubert pour nous aider à mieux saisir la vocation précoce de l’écrivain, éléments issus de l’ouvrage collectif « Flaubert au collège royal de Rouen2 » , un hors-série des Cahiers Flaubert et Maupassant, réalisé sous sa direction.
Delphine Jayot, avec humour, convoque la psychanalyse avant l’heure, faisant d’Emma Bovary une analysante potentielle et le Docteur Larivière « un psychanalyste ».
Marie-Thérèse Rol nous invite à suivre « l’itinéraire complexe du Bovarysme qui va de la littérature à la philosophie en passant par la psychiatrie » tandis que Clotilde Leguil arrache Emma Bovary au Bovarysme pour s’intéresser à l’illimité de la jouissance féminine.
L’ironie de Flaubert est soulignée par Philippe Hellebois, une dérision généralisée, une « bouffonnerie » passée ainsi sur les choses, les faits, sentiments ou gens, comme « un rouleau de fer » et voir ensuite ce qui en reste ; soit des clichés ou un dictionnaire des idées reçues3…
Très tôt Flaubert a été sensible aux limites du langage, à l’impossibilité de « tout dire », une place béante dont il fait condition d’écriture, lieu vide que le style tente de cerner. A Louise Colet, il se présente comme un homme mort aux passions et au monde. Pour bien décrire les passions il a la conviction qu’il ne faut pas les éprouver. « Après la maîtrise de la sensibilité, vint celle du style4 ». Flaubert, inlassablement, regarde le monde, pour exposer à travers une prolifération descriptive de menus détails, dans une accumulation de savoir encyclopédique, le plus intime de chaque sujet. Il écrit, rature, dissèque, tel son père disséquant les cadavres, afin que ne reste que « la trace sur la page, la lettre, trait cernant un vide au bord du langage5 ».
Le procédé d’écriture de Flaubert passant par le gueuloir met à l’épreuve la frappe des mots sur le corps, ce qui n’est pas sans résonance avec l’expérience de cet atelier de musique expérimentale présentée lors du second colloque normand. Ces sons produits par des patients ne sont pas articulés dans une partition. Aussi, ils interpellent l’art, au-delà du principe de plaisir, dans cet impact réel de la matière sonore comme autant d’événements de corps. « Sans doute, souligne M.-H. Doguet-Dziomba y a-t-il une affinité de ces “obscurs évènements de corps” singuliers provoqués et mis au travail par l’atelier de musique expérimentale avec d’autres événements de corps, ceux-là du côté du ravage, qui traversent chaque patient aux prises avec le “vacarme de la langue” sans le recours à un discours. Mais c’est une affinité qui traite, qui ouvre au lien social et permet une marge de manœuvre, fût-elle modeste et limitée ».
Manuela Baty et Adeline Hoog nous font, pour rappel, une lecture du texte de Serge Cottet « La fuite du son6 ». M. Baty nous introduit à cette « musique du réel, bien loin de l’harmonie, du rythme et du beau son », un peu comme Flaubert qui cherchait davantage dans l’épreuve du gueuloir, moins à atteindre le « beau style » que le « style juste » loin de la prose poétique7. A. Hoog souligne que : « De l’immersion du sujet dans l’espace son par le corps pulsionnel, s’ouvre un nouvel espace social et culturel où les patients deviennent des artistes qui se produisent sur scène ».
Après l’objet voix, c’est l’objet regard qui est convoqué. Laurence Morel saisit cette question du regard dans un texte dans lequel elle rend compte d’une expérience artistique menée, cette fois, à La Source, lieu créé par Gérard Garouste. Artiste peintre, graveur et qui avait honoré de sa présence les journées de l’ECF en 20128. Quelques adolescents réunis au CMP viennent rencontrer des artistes, discuter avec eux de projets qui trouvent, au « un par un », une issue dans une exposition. Après un développement minutieux du statut d’un tel objet et de son enjeu dans la peinture, elle développe les effets de cette rencontre, de ce dialogue avec des peintres, une voie possible pour traiter l’impossible.
Catherine Grosbois nous introduit, quant à elle, à un parcours historique en soulignant la figure de Tosquelles, parcours non sans lien avec l’art brut, nommé ainsi par l’artiste Jean Dubuffet pour épingler cet art modeste rendu possible dans ce dispositif psychiatrique singulier dont Saint-Alban avec l’ouverture de ses portes, comme symbole de l’humanité, témoigne.
Concluons par le texte de Flavie Beuvin, que nous remercions d’avoir accepté de nous confier une de ses œuvres, « S’élancer », pour illustrer ce numéro.
Sa recherche de doctorante est centrée sur les femmes de la collection historique de l’Art brut de Jean Dubuffet, femmes ayant pour point commun d’avoir vécu une période de claustration et dont les œuvres présentent quelques similitudes sans qu’elles ne se soient jamais rencontrées.
Nous remercions aussi Gaspard Lieb, artiste normand, qui nous a confié au pied levé une de ses œuvres sur Flaubert et qui trouve toute sa place au sein de ce numéro.
Bonne lecture à tous
Marie Izard
Notes :
1 Cottet S., « Musique contemporaine : la fuite du son », Lacan Quotidien, n° 752, 7 Décembre 2017, p. 7, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
2 Robert J. (dir.), « Flaubert au Collège Royal », Cahiers Flaubert Maupassant, n° 41, hors-série n° 1, 2023.
3 Gustave Flaubert, Le dictionnaire des idées reçues, coll Folio, Gallimard, 1979, 2017 pour la présente édition
4 Millot C., La vocation de l’écrivain, coll. L’infini, Gallimard, 1991, p. 91-126.
5 Ibid.
6 Cottet S., « Musique contemporaine : la fuite du son », dans un numéro hors série numérique de La Cause du désir, 2016, p.49-64
7 Leclerc Y, cité par Pauline Petit, « Flaubert et l’épreuve du Gueuloir » : crier pour mieux écrire. Consultable sur internet.
8 42e journées de l’ECF, 6 et 7 octobre 2012, « Autisme et psychanalyse », Paris, Palais des Congrès.
SOMMAIRE
Liminaire, Marie Izard
Ebranler le sens du monde
Entre deux jouissances, l’enjeu de l’écriture, Lydie Lemercier-Gemptel
Le chaudron fêlé de Flaubert, Serge Dziomba
Les idées reçues d’Emma Bovary, Philippe Hellebois
Et si Flaubert n’avait lu ni Freud, ni Lacan ?, Delphine Jayot
L’illimité de la jouissance
Le bovarysme, de l’hystérie à la mélancolie, ce que nous enseigne Emma Bovary, Marie-Thérèse Rol
L’amour toxique et l’illimité de la jouissance féminine, le cas Emma B., Clotilde Leguil
Le blasphème, une actualité brûlante, Sylvie Vitrouil
Mémoires d’un fou de Gustave Flaubert, la voi(x-e) de l’écriture, Lydie Lemercier-Gemptel
Percussion et trace
L’Art brut ?, Catherine Grosbois
La subversion de la musique expérimentale, Marie-Hélène Doguet-Dziomba
L ‘expérience sonore au-delà du beau, d’après la fuite du son de Serge Cottet, Manuela Baty
Musique expérimentale et corps pulsionnel, Adeline Hoog
Autoportraits, traiter l’impossible, Laurence Morel-Le Jeanne
Apparition de jardins habités et de formes incarnées, Flavie Beuvin
Kiosque
Une écriture précoce, Madame Joëlle Robert interviewée par Delphine Souali et Marie-Claude Sureau