Présentation :
Ce numéro 110 de La Cause du désir porte sur un terme employé à divers moments de son enseignement par Jacques Lacan. Il se conjugue entre mur du langage, amour comme suppléance au rapport impossible à écrire entre les sexes et murs de l’hôpital d’où la voix de J. Lacan résonne. Les contributions du dossier central explorent ainsi la richesse d’une équivoque. Ce numéro de la revue comprend aussi la première partie d’une grande conversation avec Jacques-Alain Miller autour de l’événement éditorial de Lacan hispano.
Points forts
- Conversation autour du livre Lacan hispano, par Jacques-Alain Miller & alii
- Dossier central sur le thème de l’amur
- Contributions sur le thème de la norme mâle issues des 51e Journées de l’ECF
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SOMMAIRE
ÉDITORIAL
Mur, amur, amour, Laura Sokolowsky
LACAN HISPANO
Conversation autour de Lacan hispano, Jacques-Alain Miller & alii
L’AMUR
Du mur à l’(a)mur, Lilia Mahjoub
Les jeux de la mourre et de l’âmort, Philippe De Georges
L’amour après l’amour : un amour réel ?, Fabian Fajnwaks
Résonance de l’(a)mur dans la clinique psychiatrique et la psychanalyse, Jean-Daniel Matet
LA NORME MÂLE
Ouverture des 51e Journées de l’ECF : La norme mâle, Laurent Dupont
Rire des normes, Éric Laurent
Du normal et du désir de la femme, Christiane Alberti
SINGULARITÉS
« Un homme ne pense qu’à ça », Christine Maugin
« De l’anormal en moi », Alain Le Bouëtté
Le problème avec les femmes, Ana de Melo
Le plaisir n’a pas de sexe, Éric Taillandier
RÉSONANCE
Les résons de lalangue, Isabelle Orrado
SCIENCE ET VÉRITÉ
Trou et photon, Karim Bordeau
POÉTIQUE
Le théâtre de Sagan : tableau moderne de l’excès contraire de la virilité, Romain Aubé
DES SYLPHES AUX CIMES
CO2 mon amour, Luc Garcia
DE PICTURA
Sfumato d’une existence, peinture d’une inexistence, Dominique Corpelet
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ÉDITORIAL
Laura Sokolowsky
Mur, amur, amour
Jacques Lacan se rendit au pays des fastes du baroque et de l’opéra au printemps 1974. Il y évoqua la façon dont le sexe fait corps chez l’être qui habite le langage, cependant que le rapport de l’être sexué à l’Autre sexe ne peut jamais s’écrire logiquement. C’est l’analyse qui permet de s’en rendre compte, puisqu’on y parle non seulement de la difficulté à faire l’amour, mais aussi de la peine à savoir qui l’on aime. De sa longue expérience d’analyste, Lacan concluait que « l’amour ne s’écrit que grâce à un foisonnement, à une prolifération de détours, de chicanes, d’élucubrations, de délires, de folies 1 ».
Si le rapport sexuel ne cesse pas de ne pas s’écrire, l’amour écrit toutes sortes de divagations, d’excès et d’interprétations. Verdi lui donna les traits de la courtisane Violetta qui s’éveille à l’étrangeté de l’amour : « Un amour vrai, pour moi, serait-il un malheur ? […] Pourrais-je donc lui préférer les stériles folies de ma vie ? […] Folies !… Folies !… ce n’est qu’un vain délire ! 2 » L’amour écrit la folie de la vie et l’on doit interroger, une fois encore, le recours à la lettre quand Cupidon a décoché ses flèches.
La gravure de Dürer en couverture représente un monstre marin emportant sur son dos une belle indifférente. Des personnages sur la rive s’alarment de ce rapt, tandis que la chère indolente dévoile son corps allongé comme « un fin vaisseau 3 ». Cette version de la fiction mâle comporte néanmoins un objet en plus, à savoir le bouclier d’écailles suspendu au cou du monstre à barbe. Une femme d’un côté, une broigne de l’autre : comment mieux signifier l’obstacle à l’Un du rapport sexuel ? Le génie de l’artiste fut ici d’outrepasser les modèles hérités de la mythologie 4.
Quelques mois avant de se rendre en Italie, Lacan avait consacré une leçon entière du Séminaire Encore à la lettre d’âmour. Il y commentait quatre formules propositionnelles de la sexuation, inscriptions de la part dite homme et de la part dite femme des êtres parlants. Il avait déjà précédemment montré que pour s’écrire en tant que suppléance au rapport sexuel, l’amour nécessite un support : celui du mur où s’inscrivent les ravinements du discours 5. Ce mur est à la fois le support d’inscription de la lettre d’âmour et la barrière irrémédiable entre l’Un et l’Autre sexe. En effet, « tout ce qui s’écrit renforce le mur 6 ».
Mais il y a aussi un autre usage de l’(a)mur, écrit cette fois avec l’objet a entre parenthèses. Cet emploi est précisé par Jacques-Alain Miller lorsqu’il indique que le mur du langage peut être franchi grâce au mot agalmatique 7. J.-A. Miller avance que le parlêtre est un (a)mur susceptible de percer le mur pour rester aussi près que possible de l’expérience analytique – laquelle a beaucoup changé depuis Freud et le premier enseignement de Lacan – pour pouvoir la dire.
Laissons place à présent aux savantes études que nous avons le plaisir de publier dans ce numéro de La Cause du désir. Celles-ci sont suivies de contributions où l’art et la science ne se tournent pas le dos ainsi qu’une sélection de communications issues des 51e Journées de l’École de la Cause freudienne sur le thème de la norme mâle.
Ce numéro est aussi l’occasion de découvrir la première partie d’un grand entretien de J.-A. Miller, témoignage saisissant de l’impact de l’orientation lacanienne dans la civilisation.
Ce qui s’écrit sur l’amur se donne à lire.
1) Lacan J., « Conférence donnée au Centre culturel français le 30 mars 1974 », Lacan in Italia = Lacan en Italie : 1953-1978, Milan, La Salamandra, 1978, p. 118.
2) Verdi G., La Traviata, in L’Avant-Scène Opéra, no 51, avril 1983, p. 48.
3) Cf. Baudelaire C., « Le serpent qui danse », Les Fleurs du mal (1857), disponible sur internet.
4) Cf. Panofsky E., The Life and Art of Albrecht Dürer, New Jersey, Princeton University Press, 1955, p. 73.
5) Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 74-75.
6) Ibid., p. 75.
7) Cf. Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, no 88, octobre